Interview d’Emmanuel Macron dans Le Monde
20 juin 2016 - « Nous devons délivrer l’Europe de ce qu’elle est devenue ».
Ce week-end, Emmanuel Macron a répondu aux questions du Monde, au sujet du Brexit, et de l’Union Européenne. Retrouvez l’intégralité de l’entretien ci-dessous.
Que voteriez-vous au référendum sur le « Brexit » ?
Je veux d’abord rendre hommage à Jo Cox, la députée travailliste assassinée ; c’est un crime contre le débat démocratique.
Si j'étais Britannique, je voterais résolument « Remain » parce que c’est l’intérêt du Royaume-Uni. La sortie de l’UE signifierait la « guerneseyfication » [du nom de l’île anglo-normande qui dépend de la couronne britannique mais ne fait pas partie de l’UE] du Royaume-Uni, qui serait alors un petit pays à l’échelle du monde. Il s’isolerait et deviendrait un comptoir, une place d’arbitrage à la frontière de l’Europe.
Si les Britanniques font le choix du « Brexit », quel statut leur réserver ?
Le Conseil européen du 28 juin doit, collectivement, avoir un message et un calendrier très fermes sur les conséquences d’un vote négatif. On ne peut pas, dans l’intérêt de l’UE, laisser quelque ambiguïté planer et trop de temps s’écouler. On est dedans ou dehors. Le jour après la sortie, il n’y aura plus de passeport financier pour les établissements britanniques. Le Conseil européen devra lancer un ultimatum aux Britanniques sur leurs intentions et le président de la République sera très clair à cet égard. Si le Royaume-Uni veut un traité commercial d’accès au marché européen, les Britanniques devront contribuer au budget européen comme les Norvégiens ou les Suisses. Si Londres ne le souhaite pas, ce doit être une sortie totale.
Notre défi, le jour d’après, est double : éviter la contamination du « Brexit » et relancer immédiatement la dynamique d’un projet positif pour l’Europe. Et quand bien même le « Remain » l’emporterait, la France sera à l’initiative. Le statut négocié en février est un statut d’exception qui n’a pas vocation à s’étendre aux autres. Quand on n’est plus capable de donner un projet à l’Europe, on laisse la place à ceux qui doutent.
Comment compenser les 8 milliards de contribution nette annuelle britannique au budget européen ?
La question du budget sera à discuter. En tout cas, s’ils veulent avoir accès au marché unique, les Britanniques devront contribuer.
Le Royaume-Uni ne fait partie ni de l’euro ni de Schengen. S’agit-il d’un vote anti-Europe ou un vote nationaliste ?
De quoi le référendum britannique est-il le nom ? Pour moi, il traduit la volonté d’une Europe plus efficace, la fin d’une vision ultralibérale de l’Europe que les Britanniques eux-mêmes ont portée, la fin d’une Europe sans projet politique, tournée vers son seul marché domestique. La liberté et l’ouverture sont essentielles dans notre projet, mais la liberté sans règle conduit à la concurrence déloyale et donc à des situations sociales et politiques intenables.
Les Britanniques sont en train, avec ce référendum, de tourner la page de leur propre vision de l’Europe. Les pays, qui ont eu la vision la plus libérale, qui nous ont mis la pression pour appliquer la directive Bolkestein [relative au marché intérieur des services], qui nous ont traités de protectionnistes, sont en train de constater que cette Europe politiquement impuissante n’est pas soutenable vis-à-vis de leurs peuples.
Faut-il retourner au protectionnisme et aux frontières ?
Pas du tout. Si on laisse le « Brexit » ronger l’aventure européenne, vous aurez des débats comparables chez les Danois, les Néerlandais, les Polonais, les Hongrois. C’est d’ailleurs déjà le cas. Pour éviter le piège de la fragmentation économique, sécuritaire, identitaire de l’Europe, il faut revenir aux promesses originelles du projet européen : paix, prospérité et liberté. La paix est mise en péril par le terrorisme et les menaces externes, la prospérité par notre incapacité à sortir de la crise, et la liberté par la pression des réfugiés et les conséquences de l’élargissement.
Cette tension est due à l’incomplétude de l’Europe ; parce qu’au-delà de ces trois promesses, la solidarité est un objectif du projet européen : on n’a pas achevé la convergence de nos systèmes sociaux, de la régulation des flux migratoires ou encore de défense et de sécurité.
Vous proposez plus de convergence. C’est un refrain entendu depuis plus d’une décennie, sans résultat.
On a perdu le fil de l’histoire européenne depuis une dizaine d’années. Depuis 2005, nous n’avons fait que gérer les crises sans proposer de projet. Nous devons délivrer l’Europe de ce qu’elle est devenue. L’Europe a perdu sa capacité à se penser et à se projeter dans le monde. Elle a été obnubilée par ses équilibres internes politiques, économiques, budgétaires, et s’affaisse sur elle-même. Elle finit par se résumer à un vaste marché sans régulation, sans défense de nos préférences collectives.
Sur le numérique par exemple, les Américains ont des régulations qui leur sont propres. Serons-nous capables davoir nos règles européennes de protection de la vie personnelle ou sur l’exploitation des données ? C’est indispensable. Nous avons un marché ouvert à tout-va. Les Chinois inondent l’Europe de leur acier sans respecter les règles. Pour y faire face, des procédures antidumping existent au niveau européen mais elles mettent neuf mois à se mettre en place, avec des tarifs de 20 %. Les Etats-Unis, eux, ripostent deux fois plus vite avec des tarifs de 500 %. Protéger nos intérêts de manière légitime, c’est le sens même du projet européen.
Quel serait le cadre de cette relance : l’UE, la seule zone euro ou un club plus restreint ?
L’Union européenne, c’est le cadre premier. Nous devons retrouver une ambition pour l’UE tout entière sur les sujets de défense et de sécurité, de transition énergétique et de numérique car l’Europe est le meilleur moyen de répondre à ces grands défis. Et puis il faut avoir un projet de plus forte intégration qui permet une véritable convergence à quelques-uns au sein de la zone euro. C’est la proposition du président de la République. Le socle doit être Paris et Berlin, Rome certainement aussi. Les instruments, ce sont un budget de la zone euro, un commissaire et un Parlement de la zone euro.
Mais aujourd’hui, nous sommes bloqués par deux tabous : un tabou français, qui est le transfert de souveraineté, et un tabou allemand, celui des transferts financiers ou de solidarité. On ne peut pas avancer sans les faire sauter.
Comment la France, qui a passé son temps à ne pas respecter ses engagements de réduction des déficits, peut-elle inspirer confiance à l’Allemagne ?
Le préalable réside dans la crédibilité des politiques françaises. Les politiques budgétaires et de compétitivité menées par le gouvernement depuis quatre ans favorisent une plus grande convergence. Cela implique l’existence de mécanismes de solidarité et des transferts budgétaires entre les Etats membres. Les écarts qui se sont creusés au cours de la décennie qui a précédé la crise n’ont pas été bons. Les Allemands eux-mêmes sont en train de converger sur plusieurs aspects de leur politique économique : leur dynamique salariale se rapproche de la nôtre et grâce à notre action, nos coûts de production dans l’industrie sont repassés sous les leurs.
Au paroxysme de la crise grecque, en 2015, qui avait raison : le premier ministre, Alexis Tsipras, ou son ministre des finances dalors, Yanis Varoufakis ?
M. Varoufakis avait raison à long terme parce qu’il disait qu’il fallait une restructuration de la dette grecque et que la politique d’austérité ne permettrait pas de retrouver un cycle de croissance durable. Seulement, il n’a pas accepté l’idée qu’il fallait d’abord obtenir un compromis européen pour continuer à avancer, ce que M. Tsipras a réussi à faire. Mais on est en train de voir qu’au-delà du sujet de la restructuration de la dette va se poser assez vite la question de la soutenabilité de la politique budgétaire imposée à la Grèce. Car la politique d’un pays ne peut avoir l’austérité budgétaire comme unique horizon.
Faut-il instaurer un mécanisme de restructuration des dettes publiques dans la zone euro ?
C’est un sujet sur lequel il faut qu’on avance, notamment à la demande des Allemands. Mais il ne faut ouvrir ce débat que si des mécanismes de solidarité budgétaire et financière ont été instaurés préalablement, sinon on va provoquer une nouvelle fragmentation de la zone euro. L’Allemagne a 8,5 points de PIB d’excédent vis-à-vis du reste du monde et ne réalloue pas cette épargne dans la zone euro.
Les Allemands disent que vous avez pour seul projet de prendre leur argent.
C’est faux, et j’en veux pour preuve que nous avons un taux d’épargne relativement élevé, mais il est vrai que d’autres pays ont besoin de ces capitaux. Je souligne que l’euro profite d’abord à l’Allemagne et qu’il serait pertinent pour le retraité allemand d’investir dans ces pays, cela lui rapporterait plus qu’en investissant chez lui.
On est encore en train de payer une guerre de religion qui ne dit pas son nom : le nord de l’Europe a plutôt une lecture calviniste de la crise financière. Pour eux, certains Etats n’ont pas fait les efforts nécessaires et doivent payer jusquà la fin de leurs jours. Et puis il y a les catholiques, dont nous sommes, qui sont allés à confesse, ont racheté une partie de leurs péchés. Mais désormais il faut les racheter parce que la vie doit reprendre ses droits C’est ça qui empêche l’Europe davancer. Si on reste dans cette opposition, l’Europe se tuera toute seule, comme elle la fait plusieurs fois dans son histoire.
L’Europe doit regarder le monde : le risque géopolitique n’a jamais été aussi grand, en Afrique et au Moyen-Orient. La meilleure réponse à cela, c’est l’Europe. Il y a, aujourd’hui, deux grands blocs - l’asiatique et l’américain - dont le risque est qu’ils se parlent en face-à-face en nous oubliant. Notre défi, ce ne sont pas nos petites guérillas, c’est de savoir comment l’Europe existe, défend sa vision, ses intérêts et se protège dans ce monde d’incertitude.
Sur les réfugiés, qui a eu raison, la chancelière allemande Angela Merkel ou le premier ministre français Manuel Valls, qui l’a critiquée ?
Sur le plan moral et politique, la réaction d’Angela Merkel était conforme à nos valeurs. Mais elle a eu des problèmes de mise en œuvre. Elle n’a pas construit de consensus européen avant de prendre sa décision. Cela a mis ses partenaires en difficulté. En Europe, on doit coordonner ses décisions avec ses partenaires pour avancer ensemble.
Que dites-vous aux jeunes Européens ?
L’Europe doit permettre aux Européens de vivre mieux. Sa promesse n’est pas de dire aux jeunes Espagnols qu’ils vont trouver du travail à Berlin, mais qu’ils vont mieux vivre à Madrid. Nous sommes en train de la trahir. Nous avons aujourd’hui une nouvelle génération d’Européens née dans les années 1990, qui n’a connu que la crise, les baisses de salaires et qui arrive sur le marché du travail avec un taux de chômage qui atteint parfois 50 %. Nous construisons une génération qui sera immanquablement eurosceptique, sauf si on lui laisse la chance de réinventer l’Europe.
Comment ?
Nous sommes en train de fermer la parenthèse d’une Europe sans projet politique. Il faut réinventer une Europe de la puissance qui se pense par rapport au reste du monde et définit ses règles de souveraineté. Pour cela, il faut lancer un débat politique et démocratique sur l’Europe dont nos concitoyens ont besoin. Nous subissons la décision d’un Etat, le Royaume-Uni, qui a dit « retenez-moi ou je fais un malheur ».
Il faut d’abord retrouver une légitimité démocratique, une intensité citoyenne dans cette Europe. Chaque Etat membre devrait organiser dès à présent un débat démocratique le plus large possible afin de préparer l’étape daprès ; les élections françaises et allemandes en 2017 doivent aussi être l’occasion de ce débat.
Il faut également recréer un sentiment d’appartenance car on ne fera pas avancer l’Europe seulement avec la décision de quelques-uns dans un bureau. L’Europe a marché pour beaucoup de jeunes grâce à Erasmus ; il faut continuer avec un Erasmus généralisé, par un semestre d’étude, de stage ou d’apprentissage pour chaque jeune Européen. Ce n’est pas un gadget.
Avec qui construire cette Europe, alors que les partis sociaux-démocrates sont en dessous de 20 % des suffrages dans les pays européens ?
Nous sommes en train de tourner la page de la social-démocratie à l’ancienne. La clé est de savoir comment on construit un progressisme européen, avec des sociaux-démocrates, des gens plus à gauche mais aussi avec des partis du centre-droit européen, qui veulent une Europe qui avance avec de la régulation, des éléments de protection et de solidarité et une politique de réforme responsable.
Le candidat à la primaire de la droite et du centre Alain Juppé peut en faire partie ?
C’est à lui de le dire. Pas à moi.
Faut-il renoncer au traité de libre-échange transatlantique (Tafta) avec les Etats-Unis pour préserver la souveraineté européenne ?
Le Tafta, c’est une discussion avec les Etats-Unis sur nos préférences collectives respectives et la manière de les faire converger. Aujourd’hui, les conditions ne sont pas remplies. Mais faut-il fermer la porte de toute éternité ? Je ne le crois pas. Le premier débat à avoir avec les Américains est de savoir comment on protège nos intérêts et nos préférences collectives. Nous devons parler par exemple d’accès aux marchés publics et aux services financiers américains. Ce n’est pas mûr aujourd’hui, mais il faut se penser dans un monde ouvert, en regardant bien les équilibres mondiaux, notamment la Chine et la nécessité d’un lien fort avec les Américains.