Interview d'Emmanuel Macron par David Pujadas
25 avril 2017 - Le 25 avril 2017, Emmanuel Macron était l'invité du 20h de France 2.
David PUJADAS : Bonsoir Emmanuel MACRON, merci d’être avec nous. C’est votre première grande intervention depuis le premier tour. On vous a vu savourer dimanche, puis vous êtes resté plutôt discret alors que Marine LE PEN se démultiplie. D’une certaine manière, François HOLLANDE semble vous faire la leçon cet après-midi. Vous avez sans doute entendu ses propos, “rien n’est fait, un vote ça se mérite, ça se conquiert, ça se justifie !”. Que répondez-vous à cet avertissement ?
Emmanuel MACRON : Enfin, vous êtes tout de même un peu étonnant. D’où vient-on ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Il y a deux à trois mois, personne ne considérait que j’avais une chance d’être présent au second tour. Donc oui, dimanche soir, les Françaises et les Français ayant voté, les résultats sont apparus, nous nous sommes réjouis. C’est tout à fait naturel et je l’assume totalement. Il y a un an, le mouvement que j’ai créé n’existait pas. Nous sommes en tête de ce premier tour. Je vais ici le rappeler, le moment est grave pour le pays, je vais y revenir…
DP : Le moment est grave ?
EM : Je vais y revenir. Dimanche soir, j’étais heureux d’être en tête de ce premier tour, ce qui me semble légitime, normal, sincère. Un quart des suffrages qui se sont exprimés, quasiment, se sont exprimés pour ma candidature. Je l’assume totalement et je pense que c’était une très bonne chose. Le deuxième élément, auquel vous vous êtes collectivement habitués depuis des mois et que j’ai, à de multiples reprises, dénoncé, c’est la présence du Front National. Je l’ai suffisamment combattu, justement, en apportant une réponse claire, directe et directement opposée à celle de Marine LE PEN, pour aujourd’hui ne pas avoir de leçon à recevoir. C’est le système des vieux partis politiques qui l’a nourrie pendant tant et tant d’années. Donc, dimanche soir, victoire pour ma part au premier tour, puisque je sors en tête et j’en suis heureux et je le fête et je le célèbre.
DP : Je vous montre une image, à ce propos.
EM : Allez-y.
DP : Je vous montre une image parce qu’il y a cette scène que certains ont trouvée décalée, c’est la fête à la brasserie La Rotonde à Paris, remerciements à vos proches, mais fête aussi avec vos amis, des soutiens, des personnalités du spectacle. Ecoutez les réactions que ça a pu susciter à droite notamment :
*[Gérald DARMANIN : Je trouvais ça assez indécent de faire la fête au moment où l’extrême droite était au second tour. Jacques CHIRAC n’a pas fait la fête quand Jean-Marie LE PEN était au second tour.
NKM : On l’a vu dans un restaurant, certains commentateurs ont pu dire qu’il y avait même un air de Fouquet’s. Ce n’est pas forcément des références qui ont donné la meilleure suite dans l’histoire politique.]*
DP : Ce n’était pas maladroit ?
EM : C’était sincère et je l’assume totalement. Je l’assume totalement, pourquoi ? Parce que je vous le dis, il y a un an, nous n’existions pas. Qui ai-je réuni ? Vous reconnaissez quelques visages de gens qui m’ont soutenu et qui sont venus, qui étaient invités. Mais la grande majorité, les cent cinquante personnes qui étaient là, c’étaient des femmes et des hommes qui depuis des mois - jour, nuit, weekend -, travaillent pour que cela advienne. C’étaient toutes celles et ceux qui font ce mouvement - malheureusement, ils n’étaient même pas tous là -, mais qui oeuvrent chaque jour avec leur conjoint, des gens simples. Ceux qui me donnent des leçons et que vous passez ce soir, qui ont servi les gouvernements qu’ils dénoncent et dont ils dénoncent les pratiques, ils avaient invité qui ? Dans des restaurants huppés, des grands chefs d’entreprise. Moi, j’ai invité les gens avec qui je travaille dans une brasserie parisienne. Donc aucun regret. J’assume totalement et j’assumerai toujours. Ce ne sera pas le diktat d’une bien-pensance triste qui me dira où je dois aller.
DP : Et le fait que François HOLLANDE semble s’ériger en directeur de campagne ?
EM : Attendez, ce que je vous dis, c’est qu’il y a eu un premier tour. Ce premier tour m’a placé en tête, je m’en réjouis, je le fête avec celles et ceux qui ont mis leur énergie, leur enthousiasme et leur entrain pendant les mois passés parce que personne ne nous aurait mis là. Deuxième point, il y a la présence du Front National et elle est grave. Ecoutez mon discours de dimanche soir, il est grave. Oui, moi, qui depuis des semaines dénonce cela, je ne peux pas m’en réjouir. Il est grave mais je suis devant Marine LE PEN aujourd’hui et je veux consolider cette avance. Mais qu’est-ce que les Français et les Françaises ont dit dimanche soir ? Ils ont décidé de tourner la page des trente dernières années. Ils ont décidé, simplement pour un quart d’entre eux, qu’ils se reconnaissaient dans ou le Parti Socialiste ou Les Républicains : ils ont donc tourné la page des deux grands partis de gouvernement depuis plus de trente ans.
Et il y a aujourd’hui deux offres claires qui s’affrontent : Mme LE PEN d’une part, qui porte un projet de rétrécissement, de fermeture des frontières, de haine de l’autre, de sinistre économique, d’affaiblissement des classes populaires et des classes moyennes et de notre économie - et je le démontrerai de manière méthodique, comme je l’ai toujours fait. Et de l’autre, le camp des progressistes, celui que depuis le 6 avril 2016 j’ai voulu lancer, regroupant des femmes et des hommes d’horizons différents mais qui portent un même projet : celui de faire réussir la France avec exigence, de manière à la fois efficace et juste dans une Europe plus forte.
C’est ça, ce qu’il se passe. Et les choses sont claires. Et si vous voulez, je veux ici insister, par rapport à tous les donneurs de leçons qu’on a. Tous ces gens-là ne prennent pas leurs responsabilités. Le front républicain, ça n’a rien à voir avec le fait de fêter une victoire et de la fêter légitimement. Je devais ça à celles et ceux qui m’ont accompagné.
DP : Là, vous pensez à Jean-Luc MÉLENCHON, quand vous dites qu’ils ne prennent pas leurs responsabilités ?
EM : Mais je vous dis en général, la classe politique politique française, des installés et des assis, qui a laissé alimenter la montée du Front National, qui veut aujourd’hui donner des leçons. Que fait-elle ? Elle n’a pas recréé le front républicain. Ce qui s’est passé en France, en 2002 - et moi, je fais partie de cette génération...
DP : Elle aurait dû le faire ?
EM : Je ne porte pas de jugement, je le note. Beaucoup de responsables politiques - j’ai vu hier les Républicains - n’ont pas souhaité apporter un soutien massif, républicain, à ma candidature. Ils ont demandé - apparemment il y a eu de longs débats, même pour savoir s’il fallait mettre mon nom dans leur communiqué de presse.
DP : Il y a eu une formule de compromis …
EM : Une formule de compromis mais qui n’est pas claire. Donc, il est là, le problème. Ils ne sont pas clairs. Mais moi, je suis très clair. Et on va recomposer la vie politique française sur la base de ce que nos concitoyens ont dit dimanche soir. Mme LE PEN d’un côté, la candidature que je porte de l’autre. Quant à Monsieur MÉLENCHON, que vous évoquiez, je le regrette.
DP : Vous lui adressez un message, ce soir ?
EM : Non, je n’ai pas de message à lui adresser. Je suis triste pour ses électeurs. Je pense qu’ils valent beaucoup mieux que ce qu’il leur a dit dimanche soir. Ils valent beaucoup mieux que cela. Parce qu’il y a des femmes et des hommes engagés, que je respecte - j’ai toujours respecté les électeurs de tous les bords - qui croient dans le progrès, l’écologie, la question démocratique, qui croient dans un responsable politique qui, il y a quinze ans, n’avait pas hésité à appeler à faire rempart au Front National. On a la classe politique que l’on mérite.
DP : Est-ce que vous allez amender votre programme ou est-ce que vous allez insister sur d’autres mesures pour tenter d’adresser un message aux électeurs, d’un côté de François FILLON, de l’autre côté de Jean-Luc MÉLENCHON ?
EM : Non, j’ai un programme qui est clair...
DP : Vous ne bougerez pas ?
EM : ... qui est construit, depuis le début, de manière claire. Maintenant, je veux l’expliquer, convaincre, passer du temps et apaiser. La mission qui est la mienne est de rassembler. Mais je ne vais pas changer le projet qui est le mien. Il est sorti en tête de ce premier tour. On faisait la comparaison avec 2002 : je rappelle qu’en 2002, Jacques CHIRAC a moins de 20% des suffrages de nos électeurs. J’ai 24%. Donc je ne vais pas l’amender. Par contre, je veux rassembler autour de ce projet, largement, et je veux considérer. Je pense que ce pays et nos concitoyens ont besoin de reconnaissance, de temps. Ce que j’ai fait, cet après-midi, en allant à huis clos à Garches. Vous savez, faire campagne - je vous entendais commenter ce début de campagne…
DP : On ne vous a pas beaucoup vu, c’est vrai.
EM : Oui, vous avez raison. Nous sommes mardi soir, les Françaises et les Français se sont exprimés dimanche soir. On ne construit pas l’avenir du pays en commentant les vingt-quatre dernières heures. Je resterai le maître des horloges. Il faudra vous y habituer. Et j’ai toujours fait ainsi. Donc, je ne vais pas sauter pour aller devant les caméras parce que Madame LE PEN va devant les caméras.
DP : Vous avez hésité à débattre avec elle?
EM : À partir du moment...
DP : Jacques CHIRAC ne l’avait pas fait en 2002.
EM : Oui. Ecoutez, ce propos, je l’ai tenu - enfin, ce commentaire -, je l’ai fait avant même le premier tour, en disant qu’on avait normalisé collectivement le Front national. A partir du moment où le débat a eu lieu à cinq puis à onze, je ne vois pas quel est l’argument recevable qui ferait que je ne débattrais pas à deux. Mais nous avons normalisé le Front National. Or, son idéologie ne l’est pas. Or, les valeurs du Front National ne sont pas des valeurs républicaines. Or le message de Madame LE PEN, son projet, n’est pas dans l’intérêt de la République. Ça, je vais le démontrer, le défendre et ce sera cela le sens de ma campagne.
DP : Voilà comment elle, elle résume, Emmanuel MACRON…
EM : vous savez, les prochains jours, moi, je vais les consacrer à expliquer, à convaincre, à rassembler, à réconcilier. Notre société a besoin de beaucoup apaiser et d’aller au contact de nos concitoyens, en prenant le temps.
DP : Alors, voilà comment elle, elle résume votre face à face, votre confrontation. Elle l’a redit encore hier soir, ici-même, écoutez:
[Je ne vous propose pas, comme Monsieur Macron, de vous précipiter dans la violence de la mondialisation, avec son cortège de libre-échange ravageur]
[Il est pour la mondialisation sauvage la plus brutale]
[La mondialisation sauvage]
[La mondialisation et son corollaire, l’immigration]
[L’ultra-libéralisme radical]
DP : Voilà. Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette description ? Est-ce que vous n’êtes pas, au fond, le candidat des gagnants de la mondialisation, face aux oubliés de la mondialisation ?
EM : D’abord, quand j’entends Madame LE PEN, dans ses formules, dans son ton et dans son geste, je vois beaucoup plus de brutalité que de mon côté. La brutalité, elle a choisi son camp. Le projet brutal, le projet de haine, le projet de rejet, il n’est pas de mon côté. Ensuite, je ne porte pas un projet de mondialisation heureuse, naïve. Je dis juste “nous sommes dans le monde, la France est dans le monde”. Tout à l’heure, je vous voyais montrer celles et ceux qui travaillent à Rungis, où j’étais la semaine dernière. Nos agriculteurs, nos éleveurs, les transformateurs, les grossistes, tous et toutes me l’ont dit: ils travaillent dans l’Europe. Il faut réguler les choses, c’est ce que je porte aussi, un projet efficace et juste. Il faut avoir des filières qui sont mieux organisées.
DP : On peut réguler l’Europe?
EM : Aujourd’hui, la régulation n’est pas suffisante mais il y en a une. Une des grandes difficultés que nous avons, d’ailleurs, dans l’agriculture, c’est qu’on a plutôt décidé, avec la réforme de 2008, moins d’Europe et la sortie des quotas. C’est cela, ce qui a plongé nos agriculteurs, en particulier les éleveurs, dans la difficulté qu’ils connaissent depuis quelques années. Mais ils sont dans l’Europe et dans le monde. Leur promettre qu’on va les sortir du monde - et tout à l’heure, j’entendais d’ailleurs un commentaire à Rungis d’un monsieur qui est dans l’élevage et qui lui disait “ça n’a pas de sens”. Pourquoi ? Parce que ce monsieur que j’ai moi-même rencontré la semaine dernière produit des veaux Sous la Mère, excellence française : il y a très peu de bêtes qu’on produit par an, il les vend en France mais aussi à l’étranger. Allez dans la vallée de la Durance voir ceux qui produisent des fruits : ils les vendent aussi à l’étranger. Ils ont besoin du marché des pays de l’Est comme de l’Algérie. Nous sommes dans le monde. Ensuite, la France elle-même, ses valeurs, sont universelles. Ce qui nous fait grands, ce qui nous fait France, c’est la francophonie, c’est notre diplomatie, c’est la place que nous avons dans le monde. Nous sommes tout sauf le rétrécissement. Alors ensuite, nous avons besoin de règles. Mais si nous sommes forts, si nous savons nous réformer, si nous savons redresser notre économie par de la compétitivité et des réformes profondes que je porte - et de l’autre côté, protéger les plus faibles par l’école, par le soin, la politique de santé, ce que je suis allé défendre cet après-midi -, nous pouvons avoir une société qui est à la fois efficace et juste.C’est cela, le projet que je porte mais en aucun cas la promesse de repli, de rétrécissement ne permet de sortir de la situation dans laquelle nous sommes.
DP : Un point important, parce que je ne sais pas si vous le reconnaissez mais vous êtes le favori et on va découvrir le dernier sondage du partenaire IPSOS qui vous donne 62% des voix au second tour. Quelle serait votre majorité? J’ai deux questions simples : si certains députés sortants socialistes, par exemple, souhaitaient avoir l’investiture En Marche ! dans l’hypothèse de votre victoire. Est-ce qu’ils devront quitter leur parti ?
EM : Oui, qu’ils soient députés socialistes ou députés républicains puisque des deux côtés, il y a des femmes et des hommes qui se retrouvent dans le projet que je porte. Ils peuvent tout à fait être investis demain…
DP : Mais à condition de démissionner ?
EM : Oui, parce qu’il faut être clair, parce que nous refondons la vie politique française. Et vous le voyez bien, beaucoup de femmes et d’hommes venant du Parti Socialiste m’ont rejoint. Ils ne suivent plus le coeur de ce qui était le projet du Parti Socialiste, de son candidat qui a été défait au premier tour et que je respecte profondément, avec qui j’entretiens de bonnes relations, mais qui ne porte pas le même projet que moi.
DP : Et les autres devront donc faire pareil ?
EM : Et de l’autre côté, à droite, c’est pareil. C’est pareil. Donc la réconciliation que je veux faire, le rassemblement, c’est avec les Françaises et les Français, dans la considération que je veux porter, dans le contact, dans l’écoute et dans le travail de conviction. Je veux pouvoir convaincre qu’on peut avec calme, avec beaucoup d’apaisement, transformer le pays et embrasser l’avenir parce que je pense que ce que les Françaises et les Français ont choisi avec ma candidature, dimanche soir, en me mettant en tête, c’est un choix d’espoir, un choix d’avenir. Et dans le même temps, je veux que nous puissions rassembler pour construire une majorité parlementaire cohérente. Et cette cohérence, elle se fera par des investitures sur la base de ce projet.
DP : Votre gouvernement. Vous avez dit “équipe mixte, resserrée, rénovée, avec des personnalités civiles”. Mais qui pour la diriger ? Je voulais vous montrer quatre visages : Jean-Yves LE DRIAN, François BAYROU, Sophie FERRACCI - une avocate qui fait partie des nouveaux talents que vous mettez en avant, elle a travaillé avec vous à Bercy - et Gérard COLLOMB. Si je dis “l’un des quatre serait votre Premier ministre en cas de victoire”, est-ce que je suis à peu près dans le vrai ?
EM : On ne peut pas commencer ce journal télévisé en disant “regardez la gravité du moment, il y a le Front National” et vouloir le finir avec une devinette.
DP : Mais ce n’est pas un élément de jugement des Français, au moment de choisir ?
EM : Non. Mais posez cette question, si vous voulez, à Mme LE PEN... Moi, aujourd’hui, ma priorité, quelle est-elle ? D’apaiser notre pays qui est plein de doutes, qui est cabossé, qui est fracturé, aller parler à celles et ceux qui aujourd’hui n’ont pas confiance en moi, parce qu’il faut être humble. Et donc que je veux convaincre et que je veux convaincre de voter pour moi, et pas simplement contre Mme LE PEN. Donc moi, je vais mettre toute mon énergie - non pas en faisant le transformiste, non pas en bougeant mon projet, mais en leur expliquant mon projet, heure par heure, en allant sur le terrain, en prenant le temps -, je veux leur expliquer que j’apporte une réponse à leur quotidien, à leurs problèmes. À leurs problèmes de pouvoir d’achat, par la suppression de la taxe d’habitation, à leur quotidien, en leur permettant de travailler plus facilement et de mieux gagner leur vie par le travail, à leur problème de logement, à leurs angoisses en matière de santé, à leurs questions en matière d’éducation et que je veux construire l’avenir du pays.
La priorité des 15 jours qui viennent pour moi, c’est cela. Avec humilité, avec détermination - et je vous le dis : j’ai besoin de vous. Notre pays est aujourd’hui divisé, fragilisé et en même temps si fort, si plein d’espoir. Et donc, les 15 jours qui viennent, je veux vous convaincre - j’y passerai toute mon énergie, tout mon temps -, pas pour suivre le diktat des caméras, mais parce que j’y crois et les cinq années qui viennent en dépendent, et à chaque seconde, je le ferai avec cette détermination. J’ai besoin que le 7 mai, il y ait le maximum de Françaises et de Français qui aillent voter et qui aillent voter pour mon projet.
DV : Merci, Emmanuel MACRON, d’avoir répondu à nos questions ce soir.
EM : Merci à vous.