Entretien avec Jean-Pierre Obin : Comment lutter contre le séparatisme à l'école ?
22 septembre 2020 - Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général de l’Éducation Nationale, est l'auteur de "Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école" (Hermann, septembre 2020).
Le “rapport Obin”, portant sur les signes et les manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, a été initié par Luc Ferry, alors Ministre de l’Éducation Nationale, puis remis à son successeur François Fillon. Publié en 2005, il a fait date malgré les efforts de ce dernier pour le tenir loin des regards, préférant faire prévaloir la doctrine du “pas de vagues”.
Un entretien réalisé par Ilana Cicurel, députée européenne, membre du Bureau exécutif de la République en Marche en charge de l’éducation.
Qu’est-ce qui vous a conduit à remettre l’ouvrage sur le métier avec ce nouveau livre, quinze ans après la publication du rapport qui porte votre nom et qui a marqué les esprits ?
Entre le moment où mon rapport a été enterré par François Fillon, en 2005, et celui où il a été exhumé après les attentats de Charlie, en 2015, les choses se sont beaucoup dégradées. Les atteintes à la laïcité sont de même nature mais leur ampleur s’est considérablement étendue. C’est ce qui m’a amené à reprendre mes travaux. Les études scientifiques font apparaître la pénétration de l’islamisme chez une partie importante des jeunes Français musulmans. Le rapport d’Hakim El Kharoui, intitulé « Un islam de France est possible » réalisé pour l’Institut Montaigne, en partenariat avec l’Ifop, a été une première alerte. Selon cette enquête, 28% des Français musulmans sont hostiles aux valeurs de la République et cette proportion avoisine les 50% chez les plus jeunes. Dans son sondage publié au moment de l’ouverture du procès Charlie Hebdo, l’IFOP mesure l'approbation à l'affirmation suivante : "L'islam est incompatible avec les valeurs de la société française", une déclaration traditionnellement caractéristique de l’extrême-droite. L’institut montre que 29% des Français musulmans partagent cet avis et que le taux grimpe à 45% chez les Français musulmans de moins de 25 ans. Ce « séparatisme » est vraiment très préoccupant.
Précisément, vous mettez en exergue une conjonction nouvelle entre deux dynamiques qui se nourrissent l’une l’autre dans les sociétés occidentales : l’extrême-droite et l’islamisme. Que pouvez-vous nous dire de cette alliance objective ?
Le phénomène qui me semble nouveau et n’est pas propre à la France, c’est en effet la convergence de ces deux dynamiques - islamiste dans un cas, populiste dans l’autre - qui se rejoignent autour de deux convictions. D’abord, le rejet du « vivre-ensemble » qui les conduit à prôner un apartheid social dans lequel chacun régnerait sur les siens. Ensuite, l’idée que l’islam et l’islamisme seraient la même chose, les islamistes se présentant comme les seuls musulmans légitimes ; la droite radicale jugeant l’islam globalement néfaste et cherchant à jeter l’opprobre sur l’ensemble de ses adeptes. Pour des raisons différentes et souvent opposées, cela aboutit au même objectif : s’opposer à ce que tous les Français soient intégrés dans une même nation.
C’est d’ailleurs probablement cette conjonction entre islamisme et extrême-droite qui rend si difficile un débat serein sur la question.
Ce qui est précieux dans votre travail, c’est votre approche pragmatique fondée sur des faits scientifiquement observés que vous analysez afin de proposer des pistes d’actions. Soyons précis sur le diagnostic : quels sont les faits observés et quelle est l’ampleur du phénomène ?
Certains faits sont observés depuis longtemps comme le refus d’étudier certaines œuvres classiques ou celui d’accepter la théorie de l’évolution de Darwin, ou encore le recours à des certificats de complaisance pour que les jeunes filles ne participent pas aux cours d’éducation physique ou enfin des demandes plus surprenantes formulées par certains imams afin que l’on sépare les vestiaires des garçons entre circoncis et non circoncis !
Ce qui a beaucoup changé, c’est l’ampleur du phénomène. En 2004, nous avions délibérément sélectionné 60 établissements qui nous semblaient particulièrement touchés par l’islamisme. Aujourd’hui, toutes les académies sont concernées. Le dispositif mis en place par le Ministère fait remonter des incidents sur l’ensemble du territoire. Les études se fondant sur des échantillons représentatifs confirment que le phénomène n’est pas marginal mais massif.
Le mécanisme le plus préoccupant, c’est l’autocensure pratiquée par les enseignants : il ne peut être détecté par le dispositif mis en place par le ministère car il est fondé sur les remontées des professeurs et des équipes pédagogiques. Ce qui arrive réellement passe nécessairement sous le radar. Cela ne peut apparaître que dans les études reposant sur des échantillons représentatifs de professeurs, comme dans le sondage de l’IFOP de 2018, dans lequel 38% des enseignants déclarent s’être déjà autocensurés. Dans les zones d’éducation prioritaire, la situation est encore pire, on est à 53%. Si vous tenez compte du fait que les professeurs des écoles ou les professeurs de mathématiques ont moins l’occasion de s’autocensurer, on imagine que le taux est particulièrement élevé dans des matières comme l’histoire, la littérature ou les sciences de la vie et de la Terre.
Dans mon livre, je parle du témoignage de cette mère d’un élève de Terminale affolée de découvrir que deux professeurs de son fils ont décidé de ne pas enseigner les parties du programme concernant les États-Unis, à la demande de la déléguée de la classe, les USA étant selon elle « les ennemis des musulmans ». J’évoque aussi le cas, relaté dans le rapport de l’inspection générale de novembre 2019, d’un professeur d’économie et de gestion qui confie avoir renoncé à aborder la discrimination de genre puisque ses élèves sont de toute façon convaincus du bien-fondé de l’inégalité entre les hommes et les femmes...
Comment en est-on arrivé là ?
Il est important de souligner que ce n’est pas un phénomène spécifiquement français. L’islamisme touche d’abord les pays musulmans et les musulmans en sont les principales victimes. Sur les 167 000 victimes d’attentats attribués aux islamistes, 92% sont des habitants de pays musulmans. Il est illusoire de penser qu’une victoire contre l’islamisme peut être remportée en France. C’est un combat qui a forcément une dimension géopolitique et sa réussite ne peut s’imaginer à court terme. Selon le philosophe et anthropologue Marcel Gauchet, l’islamisme est un combat défensif contre la sécularisation, contre le progrès des idées démocratiques dans les pays de tradition musulmane, à l’instar du ‘Printemps arabe’.
Le modèle républicain a été efficace pour intégrer des générations d’immigrés. Aujourd’hui, l’obstacle au développement de ce modèle est l’absence de mixité sociale. Si chacun vit chez soi, et n’est au contact que de sa culture d’origine, il est très difficile d’imaginer une intégration et une lutte efficace contre l’islamisme. La France a un gros effort à faire sur ce plan. Si on ajoute les stratégies d'évitement de la classe moyenne, on aboutit à un phénomène de « surségrégation » à l’école, en particulier au collège.
"Le modèle républicain a été efficace pour intégrer des générations d’immigrés. Aujourd’hui, l’obstacle au développement de ce modèle est l’absence de mixité sociale."
Vous mettez en cause une politique de la ville qui a conduit, ou plutôt n’a pas su empêcher, la constitution de “ghettos scolaires”…
Les études montrent que l’hétérogénéité sociale est indispensable pour lutter contre les inégalités et permet dans le même temps d’élever le niveau général du système éducatif. Si l’on veut changer la donne, il faudrait probablement revisiter nos critères d’attribution des moyens aux établissements scolaires, ainsi que ceux de la gestion des carrières des chefs d’établissement. Il existe un effet pervers du système actuel. Qu’est-ce ce qui pourrait motiver un principal de collège à faire des efforts pour faire revenir la classe moyenne dans son établissement dès lors que les sommes allouées dépendent du nombre d’élèves issus de familles défavorisées ? Pour encourager la mixité sociale, il faudrait introduire des indicateurs de mixité et récompenser les chefs d’établissements qui prennent véritablement des mesures pour changer les choses en leur attribuant des budgets supplémentaires.
L’autre préconisation que vous formulez est un renforcement significatif de la formation des professeurs et de l’ensemble des équipes d’encadrement ?
En effet, les inspecteurs généraux notent le sentiment de désarroi des professeurs, qui ont du mal à faire face aux atteintes à la laïcité. Les enseignants déplorent le manque d’accompagnement et de formation dans ce domaine, à la fois sur le plan quantitatif et sur le plan qualitatif. Il est donc essentiel de davantage former les professeurs et les équipes d’encadrement, avec un enseignement qui veillerait à définir clairement la laïcité et à proposer des études de cas pratiques.
Il faut partir des fondements juridiques de la laïcité, qui est un principe énoncé dans l’article 1er de la Constitution. Il faut faire preuve de pédagogie et rappeler l’essentiel : la République est laïque, ce qui signifie que la sphère publique et les institutions sont laïques. La République garantit la liberté de culte aux citoyens et la protection de l’exercice du culte aux institutions religieuses. La République garantit la neutralité par rapport à la religion de sorte que les citoyens sont égaux devant l’autorité publique. La laïcité est donc indispensable à la préservation de l’égalité, elle-même au fondement de la démocratie.
Considérez-vous que les choses évoluent dans la bonne direction depuis l’arrivée de Jean-Michel Blanquer à l’Éducation nationale, qui a cessé de mettre la poussière sous le tapis, en créant un Conseil des sages de la laïcité ainsi qu’un réseau de référents laïcité qui met fin à l’isolement des professeurs et garantit une intervention de l’Éducation nationale dans les 24h ?
Il est clair que Jean-Michel Blanquer a opéré une rupture par rapport à ses prédécesseurs. Je note que Jean Castex a également un discours très fort sur la laïcité. Il faut maintenant que les discours se traduisent en actes et que nous fassions preuve d’intransigeance, que les incidents impliquent des élèves, auteurs de 57 % des incidents signalés (dont 18% seulement sont l’objet d’une procédure disciplinaire) ou qu’ils impliquent des membres du personnel de l’Éducation nationale, ce qui est le cas dans 22% des remontées. Une procédure disciplinaire doit être systématiquement enclenchée et des sanctions prises, même s’il s'agit d'un simple avertissement, qui est le premier niveau de sanction. L’État doit se donner les moyens d’être entendu et obéi par l’ensemble de ses fonctionnaires.
Portrait Fadila TATAH